Pour Pham Quynh, un des nouveaux diplômés francophones, il est fâcheux de les entendre « citer à tout à propos et hors à propos du Manh-duc-tu cuu (Montesquieu), du Lu-thoa (Rousseau) du Phúc-lộc-đặc-nhĩ (Voltaire), sans rien comprendre les théories de ces écrivains ni saisir exactement leur portée philosophique et sociale. Encore qu'ils aiment à montrer qu'ils sont au courant des idées françaises, qui ne leur sont ainsi connues que par le canal de traductions chinoises, on ne peut pas dire non plus de ces lettrés qu'ils aient subi en rien l'influence française. Celle-ci est donc nulle en ce qui concerne les lettrés de l'ancienne école".
Dans la revue Nam Phong (Vent du Sud) qui domine la vie culturelle vietnamienne de 1917 à 1934, quatre numéros consécutifs sont consacrés à Rousseau. On pourrait dire qu'il s'agit là d'un traitement de faveur, par rapport à Montesquieu et Voltaire. Cependant, l'intérêt porté au philosophe est étonnement tardif : en 1926, cette revue existe déjà depuis dix ans. Ce portrait est plus complet que dans Đông dương tạp chí : une biographie de Rousseau (19 pages) est suivie d'une présentation d'autres oeuvres de Rousseau. Mais Phạm Quỳnh, rédacteur en chef, souligne surtout les comportements « déviants » de Rousseau. En estimant que sa pensée n'est pas révolutionnaire ( « à tous les pays, [Rousseau] conseille de garder le régime politique »), Phạm Quỳnh cherche manifestement à désacraliser cette figure emblématique des lettrés.
Il s'agit ici d'étudier le dossier consacré à Rousseau en 1926 dans la revue Nam Phong dans ses relations avec d'autres forces en présence, notamment la revue Huu Thanh dirigée à ce moment par une figure emblématique des lettrés modernistes, Ngô Đức Kế, afin de comprendre la stratégie de Phạm Quỳnh visant à conserver sa position dominante dans le milieu intellectuel de l'époque.